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Les civils du Valenciennois dans la Grande Guerre 1914-1918
25 août 2019

Rapatriés, mais sans changer de pays ! ...

 

Il est difficile parfois de trouver le mot juste quand on tente de qualifier exactement une situation :

  • réfugiés, ayant fui devant l'avance ennemie,
  • évacués, quand le front s'installe ou avance,
  • déportés, quand l'occupant envoie en Allemagne des hommes et de jeunes filles en camp de travail,
  • prisonniers civils, quand ils rejoignent des camps d'internement,
  • prisonniers, quand la décision d'un tribunal militaire envoyait en forteresse pour infraction au sacro-saint règlement d'occupation dont les affiches couvraient quotidiennement les murs,
  • otages, quand sur place ou à des centaines de kilomètres, jusqu'en Lithuanie, leur vie dépendait du comportement de leurs concitoyens - ou du gouvernement de France libre,
  • rapatriés, mais quand on quitte les départements français occupés pour rejoindre la France libre  ... ??

    Si les résidents des territoires occupés, taillables et corvéables à merci, devaient finir par se croire "en Germanie", pourquoi ce terme a-t-il été utilisé en zone libre ? Le gouvernement français aurait-il, même inconsciemment, fait son deuil de la partie occupée de la France ?

Avaient droit au terme "rapatriés" les soldats prisonniers en Allemagne, que leur état de santé autorisaient à revenir au pays, par opposition à ceux que la Suisse devait détenir, et dont le régime -remboursé aux Suisses par la France- était bien meilleur que dans les camps.

 

 Aussi ai-je été content de trouver sous la plume de Benjamin Valloton (1877-1962), dans son ouvrage "Les loups" composé de 12 nouvelles, (Payot 1918), celle, intitulée "Évacués", où l'on fait connaissance de ces gens paisibles que la guerre a arraché de leur village natal, et que je reproduis à l'identique ci-dessous.
Le style et le ton sont ceux de 1918, mais tout concorde et recoupe tous les autres témoignages.

Loups

 

Évacués ! ...
____________

 On dit, souvent : les rapatriés. Et l'on a tort, puisqu'ils ne viennent pas de l'étranger, mais de ces terres qu'un long martyre attache plus étroitement à la patrie. Partis de la France meurtrie, retrouvant la France qui sourit, malgré ses deuils, ils vont de la servitude à la liberté. Mais ils n'ont pas quitté la France.
 On les appelle aussi les évacués. Et c'est le mot juste, sinistre, ignoble, qui fait de milliers et de milliers de vieux, de femmes, d'enfants, de pauvres choses que le vent emporte, que la misère accable, que le désespoir tient à la gorge.
 Ils vivaient paisibles. Ils avaient les petites passions et les petites joies des gens qui n'ont pas d'histoire. Ils aimaient le village natal avec son clocher, ses toits larges, sa rivière clapotant sous le pont en dos d'âne, sa couronne de vergers et de champs; ses routes qui mènent vers l'horizon. Que faut-il de plus ?
 Le tocsin de la guerre ! ... Et soudain l'avalanche qui broie, l'ouragan qui lance ses tourbillons à l'assaut, l'incendie qui secoue sa torche, le sang, la folie, les ignominies. Et on a vécu là dedans, subi, maigri, courbé l'échine, souffert jusqu'à l'épuisement du corps et de l'âme.
 Depuis des mois, et chaque jour, des trains charrient des pays où l'on se bat aux villes où l'on villégiature toute cette misère. Ce n'est pas une marmaille au biberon, des octogénaires aux mains nouées qui peuvent creuser les tranchées ! D'autre part, ça boit du lait, ça mange, les gosses pour grandir, les vieux on ne sait pas trop pourquoi. Ça mange, ça boit, mais ça ne rapporte rien.
 Dans la grisaille d'un premier matin, donc, un poing a frappé aux volets de la petite maison. Une voix dure a jeté l'ordre. Alors le vieux s'est levé en toute hâte, la mère, entourée de sa bande qui piaille. Dans un châle qu'on nouera aux quatre coins, on a jeté pêle-mêle un peigne, des photographies, du linge. On a quitté cette maisonnette où l'on vivait depuis toujours, où vivait le grand-père, où vivait le grand-père du grand-père... Le rosier grimpant est un bouquet parfumé. La lucarne contemple l'horizon. Derrière le treillis de caisse les lapins remuent le nez... On s'est massé sur la place, près de la fontaine aux quatre goulots, au pied du clocher d'où cent hommes, l'autre jour, à grand renfort de cordes et de poulies, ont descendu les cloches. Puisque ces cloches, enfermées dans leur cage de pierre depuis cinq siècles et dont la voix était celle des collines, des toits, des champs de blé, des chemins, des dimanches matin, des aubes et des crépuscules, de la mort aussi à chaque fois que la double grille du cimetière criait sur ses gonds, puisque les cloches sont parties, pourquoi les humains ne partiraient-ils pas aussi, abandonnant aux obus ces parois derrière lesquelles danse le rythme des souffrances et des plaisirs par quoi s'établit une vie ?
 Et la colonne s'est ébranlée. Et les baluchons se balancent au bout des cannes portées sur l'épaule comme un fusil. On monte dans le wagon où attendent, recoquillés, d'autres vieux, d'autres vieilles, qui tiennent sur les genoux le même châle noué aux quatre coins, qui montrent sur leurs fronts les mêmes rides fatalistes, dans leurs regards la même stupeur résignée. On part. Comme elles craquent les parois de ces wagons aussi délabrés, aussi antiques que leur chargement humain ! On roule lentement, si lentement, mais si continûment qu'il semble qu'on soit déjà dans l'éternité. Aux gares, des baïonnettes. Que de gares ! Que de rivières ! Que de fleuves ! Que de villes ! Que d'usines ! ... Et les vieux aux crânes roses, et les vieilles en bonnet blanc (elles ont encore cette coquetterie) arrondissent un peu plus le dos.
 Qu'est-ce qu'il a dit l'infirmier apparu soudain et qui porte un uniforme inconnu ? Qu'on a changé de pays ?... Qu'on est en Suisse ?... Des enfants courent dans les prés en agitant des mouchoirs. Des hommes, debout derrière la charrue, ôtent le chapeau. A la première gare, une foule immense, des gens avec des paniers, des gosses qui tendent des jouets, une clameur de sympathie, des sourires et des larmes. Alors, ces vieux qui se terrent et se taisent depuis trois ans, ils s'essayent aussi à envoyer un signe de la main, à crier des choses. Un homme très maigre, incroyablement grand, aux yeux si enfoncés, aux joues si creuses, à la mâchoire si proéminente, à l'échine si menue, aux jambes si grêles que s'il tenait une faux on le prendrait pour la Camarde en personne, hurle par trois fois : « Mort aux Boches ! » On le regarde. Mais il ne s'agit pas de cela : sur les tables des soupières fument, les saucisses craquent dans leur peau, les pains s'amoncellent. On ne comprend pas encore très bien, mais on mange, on mange...
 Maintenant on roule de nouveau. Et partout, aux fenêtres des chalets, des jeunes filles qui saluent de la tête, des enfants dans les bras de leur père qui envoient des baisers.
 Et voici que le train, après les ténèbres d'un tunnel, court dans la belle lumière à la rencontre du bleu des collines, de l'espace et des eaux.... Est-ce qu'on rêve ?... Est-ce que peut-être on est mort et se réveille au paradis ?... Ce lac, ces cygnes, ces mouettes, ces barques aux voiles croisées, ce reflet dansant des montagnes ?...
 — C'est pas vrai, tout ça ! fait une vieille, sceptique.
 Car elle ne sait guère si elle doit se fier à sa tète qui dodeline. Quant aux gosses, frimousses aux portières, en grappe, bouche ouverte, ils hument ce bleu, cette fraîcheur, et ils rient d'aise comme si les Boches n'existaient pas.... Une gare encore. Le drapeau tricolore Une fanfare. Un discours, des fleurs. Mais ils en ont trop vu, ces vieux, et en si peu de temps ! Ils ne peuvent vraiment pas réagir à mesure. Et ils regardent ce drapeau avec de grands yeux vitreux d'où coulent des larmes ; ils écoutent ce discours sans cesser de tenir des dix doigts leur châle noué aux quatre coins ; ils contemplent ces vergers, ces jardins, qui sont les arbres et la terre de la patrie. Après quoi, le train court de nouveau au bord de l'eau limpide.
Evian !

*
*       *

 Ils hésitent à descendre, habitués qu'ils sont à attendre des ordres, à obéir. On ne sait plus bien, tant ils embrassent à pleins bras leurs paquets, si c'est les vieux qui les portent, ces paquets, ou si c'est les paquets qui les portent, ces vieux. Enfin, les voici sur le quai, tous pêle-mêle (quelle cour des miracles !), boiteux, borgnes, aveugles, bossus, paralytiques étendus sur des brancards, ancêtres en enfance, grand'mères appuyées sur deux cannes, orphelins apeurés, marmots à la douzaine agrippés aux jupes maternelles, pauvre troupeau d'où monte un affreux relent de misère. Une seconde suffit pour métamorphoser cette masse dolente. C'est alors comme une électricité qui court dans les bras, allume une flamme dans les yeux, gonfle les poitrines. Si bien que cette masse frémit, pousse des cris, chante, gesticule. Une vieille danse. Une autre pleure et rit à la fois. Ceux qui sont encore dans les wagons se mettent aux portières, agitant foulards et mouchoirs. Ceux qui sont sur le quai brandissent les chapeaux. Et c'est une rumeur, une clameur où s'unissent toutes les voix, du marmot de trois ans au nonagénaire assis sur ses hardes, quelque chose d'étrange, d'ardent, de fou, de magnifique : « Vive la France ! »... C'est que des clairons, là-bas, sonnent la bienvenue, des notes claires, pressées, stridentes. Depuis quarante mois cette foule n'a entendu que les aigres trompettes de l'ennemi et voici que chante l'allègre clairon de la France ! Avec lui, c'est tout le passé qui renaît, c'est l'espoir qui s'élance, c'est la patrie elle-même qui parle et fleurit les cœurs !
 Cependant des infirmiers entourent un vieillard tête nue, l'entraînent doucement. Le pauvre a laissé en route le peu de cervelle qu'il avait encore. Sitôt que le train s'arrêtait dans une gare inconnue, prestement descendu de son wagon, il filait par la campagne en vociférant : « Tas de scélérats... » On le rattrapait. On le réintégrait. Le cauchemar qui dure depuis trois ans lui a chaviré les entendements. Et il ne trouve plus rien à dire que ça : « Tas de scélérats... », où passent les souvenirs des souffrances endurées. .Un monsieur bien mis s'approche, explique gentiment des choses, encourage. Mais le vieux se redresse. Il est effrayant avec ses yeux qui clignotent, le rictus qui lui tord la bouche, ses mains squelettiques qui repoussent au loin des visions. Toisant le monsieur bien mis, il lui assène: « Tas de scélérats... ».
 Le monsieur bien mis se retire.
 — Eh bien ! Vous êtes contente, maintenant ? dit un sergent décoré à une femme.
 — Autant qu'on peut l'être quand on n'a plus rien.
 — Plus rien ?... Et ces gosses ?
 Le sergent compte avec le doigt. Ils sont onze cramponnés à la jupe, et pour ceux qui n'ont pas la place cramponnés au fond de culotte d'un frère, à la robe d'une sœur.
 La voix basse, la femme s'excuse.
 — Oh ! il y en a trois qui ne sont pas à moi... Des orphelins ! ...
 Clairons en tête, le cortège descend vers la ville, défilé de revenants, plutôt, dans la clarté clignotante des réverbères. On devine la fatigue, l'affaissement, des profils hallucinés, des yeux caves. Oh ! Le sinistre piétinement de ce troupeau qui, une fois encore, marche dans la nuit. C'est la délivrance, sans doute, mais il y a l'obsession de la maison détruite, des arbres sciés, des morts qu'on a laissés, là-bas, l'oiseau aux ailes de deuil qui plane sur toutes les têtes... Douce et touchante ironie, voici que passe une vieille qui n'a sauvé de la catastrophe qu'une cage ou piaille un perroquet. Et cette fillette, promue mère de famille à treize ans, surveille sept frères et sœurs et la boîte à claire-voie où, pépient deux serins. Un aveugle suit son chien.

 Ils gravissent maintenant l'escalier du casino fastueux, hésitent comme un vol de chauves-souris devant les mille lumières qui éclairent, la salle des fêtes (encore l'ironie des mots) dominée par une coupole azurée. Mais il y a des bancs, des tables, sur ces tables des assiettes, des soupières, des quignons de pain, des choses qui font plaisir à l'œil et aux narines. On s'installe. On case les paquets entre les pieds, les talons solidement posés dessus. Tous les coudes sont plantés sur ces tables, les mentons inclinés sur ces assiettes, les regards fixés sur le pain blanc et on mange rituellement, avec une gravité biblique. La bouche pleine, mastiquant vaille que vaille, une vieille fait avec une extrême simplicité :
 — On avait oublié le goût du manger... Vous comprenez, nous, on laissait presque tout aux enfants.
 Et voici qu'un homme s'adresse à cette foule. Il lui dit la sollicitude de la république. « Nous nous inclinons avec respect devant vos souffrances... La victoire est en marche. Bien ne pourra l'arrêter... Vous rentrerez dans vos villages reconstruits et vous connaîtrez à nouveau les douceurs du foyer. »
 La foule écoute comme une foule n'a jamais écouté. Elle boit ces paroles. Et parfois une rumeur, qui n'est pas tout à fait une acclamation, parce qu'on n'ose pas encore, monte de ses rangs.
 Un vieux répond à ces paroles de bienvenue : « Nous n'avons plus beaucoup de forces, mais celles qui nous restent, nous les mettons à la disposition de la patrie. »
 Alors c'est une rumeur plus forte. Et c'est une rumeur plus forte encore quand une voix parle de ces milliers de braves gens qui, de Bâle à Lausanne, se sont découverts devant le malheur.
 Des larmes dans la voix, une femme crie : « Merci, messieurs de la Suisse !... » Une autre : « Ils nous ont reçus comme des rois !... »
 Soudain, massée sur la tribune, une fanfare attaque un air de bravoure. On cesse de manger. Tous les yeux regardent en haut. Un vieux qui porte la médaille des vétérans s'est levé, puis une vieille à l'autre bout de la salle qui, du geste, dresse ses cinq petits-enfants. Et les voici tous debout, maintenant. La Marseillaise ! L'hymne des peuples ressuscités ! Des femmes, des hommes sanglotent. D'autres, les poings fermés, se raidissent, serrent les lèvres, mais des larmes roulent sur leurs joues. D'autres encore battent la mesure avec une frénésie mystique, tandis que des fillettes, extatiques, vraies Jeanne d'Arc écoutant les voix, joignent les mains et prient... Indicible émotion !

Ils viennent jusque dans nos bras
Egorger nos fils, nos compagnes ...

 Une femme s'évanouit. Le vétéran secoue les deux poings. Malgré le fracas des cuivres, on perçoit nettement les soupirs de cette foule, le serrement de ces gorges, le halètement de ces poitrines serrées dans l'étau de l'angoisse et de la joie. Beaucoup, sans force, se sont assis. Accoudés, la tête dans les mains, ils fredonnent les paroles sacrées, puis se lèvent à nouveau, électrisés, les yeux dilatés, le geste véhément, pour lancer ce cri suprême : « Aux armes, citoyens ! »
 Et c'est fini. Une acclamation formidable, oppressée, rauque, monte jusque dans la coupole où elle bourdonne longtemps.
 — N. de D., on est chez nous ! conclut l'ancien soldat.
 — A bas les Boches ! répond une voix d'enfant.
 Et la même acclamation monte et vibre.
 Alors, à qui veut les entendre, chacun raconte ses histoires, les poules et les lapins numérotés, réquisitionnés, les perquisitions de jour et de nuit, le départ des hommes et des jeunes filles emmenés on ne sait où, les bombes des avions, les obus des pièces à longue portée, le cauchemar de chaque minute. Beaucoup sont de Chauny, de Trosly-Loire, des villages environnants. On les déporta en masse. Ils racontent les morts tragiques. Et ils demandent :
 — C'est vrai qu'ils ont tout détruit, chez nous ?
 On fait semblant de ne pas savoir exactement. Et on regarde la vieille qui a subi treize mois de prison pour avoir traité de barbares ceux qui brisaient son mobilier.
 — Oui, monsieur, treize mois...
 La vieille est fière de ces treize mois d'incarcération comme d'un certificat de civisme. Elle plastronne. Et ceux du même village plastronnent autour d'elle.
 Adressez-vous la parole à un octogénaire, il se lève pour répondre, il s'immobilise dans la position militaire, et il parle simplement, avec une sincérité de la voix et du regard impressionnante.
 — Le soldat, monsieur, ne serait pas toujours méchant. Il y en a des bons, des gentils. Il y en a qui rendent des services, qui préviennent l'habitant des jours de perquisition. Mais c'est pourtant des drôles d'hommes. Dès qu'un sous-officier, un officier est derrière, ils feraient n'importe quoi, le double de ce qu'on demande, pour se faire remarquer. Ils vivent avec nous. On s'habitue, quoi, les uns aux autres, il le faut bien. Ils nous montrent la photographie de leur femme, de leurs enfants... Un ordre ! Et les voilà qui reviennent avec une hache pour tout briser, avec de la paille pour tout incendier... Non, on ne comprend rien à ces gens-là...
 Et cet autre vieux :
 — Oh ! Nous, on a à peine le droit de gémir. Mais c'est les Russes, les Polonais, les Roumains, les Belges et nos civils en âge de tenir une pelle !... Quand ils reviennent du travail aux tranchées - ils n'en reviennent pas toujours ! ça n'a plus figure d'hommes. C'est vieux, c'est courbe, ça marche cassé en deux. De la chair à cercueil, quoi ! Dans notre village, le même jour, il est tombé dix-sept Roumains, dix-sept, sur la route, morts d'épuisement. On les a ramassés sur une charrette, et allez ! au cimetière.
 — Les avez-vous vus ?
 — Comme je vous vois. C'était pas même des cadavres tant ça tenait peu de place. Est-ce vrai, vous autres ?
 — On les a vus.
 — Si vous venez chez nous, après la guerre, on vous montrera le coin où on les a mis. Dix-sept, monsieur, et d'un seul jour... Ceux qui survivent, quand ils passent devant nos maisons, ils se frappent sur les dents avec les ongles pour dire qu'ils ont faim. Mais on n'a pas le droit de leur rien donner. Ceux qui ont essayé n'ont pas eu envie de recommencer.
 Un vieux de quatre-vingt-onze ans s'est endormi, la tête sur l'épaule d'un voisin. Son visage parcheminé, sa bouche édentée, ses petits yeux mi-clos, les rides qui sillonnent son front semé de taches noirâtres, disent l'hébétude, la résignation totale, une sorte de torpeur mortelle. Près de lui, des orphelins jouent à se pincer les mollets.
 Grâce aux fiches minutieusement tenues à jour, chacun trouve des nouvelles des siens, sait qui le réclame, où il va.
 — Vous, madame, vous êtes demandée à Tours par votre sœur. Sur ce papier vous trouverez tous les renseignements, l'heure de votre départ, l'itinéraire.
 — Et les trois enfants ?
 — Votre sœur réclame tout le monde. Mais vous avez quatre enfants, et non pas trois ?
 — Je vais vous expliquer. C'était la nuit, dans une gare. On ouvre la portière. J'étais là... On me met cet enfant dans les bras... Le train part...
 — Quelle gare ?
 — Oh l... c'était la nuit... On roulait depuis un jour...
 — Et alors ?
 — Tant pis, je le garde...
 Quelle anxiété quand la fiche apparaît ! ... Quelques mots et c'est une explosion de joie. Un silence et c'est un pas lourd d'angoisse qui s'éloigne.
 — Votre mari vous réclame, madame. Voici une lettre de lui
 — Mon mari ? murmure la femme qui sourit sans croire encore à la bonne nouvelle. Il n'est donc pas mort comme on me l'avait dit là-bas ?...
 Elle s'évanouit. On l'emporte. Et c'est une autre femme qui crie à son tour, les mains jointes, puis les bras au ciel, tandis que ses lèvres tremblent convulsivement :
 — Mon Dieu ! ... Ils sont vivants tous les deux !...
 D'autres, qui n'ont rien appris, l'œil terne, le dos rond, regardent cette joie.
 Tout en renseignant on questionne. On dit à une grand'mère de quatre-vingt-cinq ans :
 — Pas trop fatiguée par le voyage, madame ?
 — Mais non. Et puis je n'avais pas fait de voyage de noce, dans le temps, alors ça remplace. Et je n'avais jamais entendu un aussi beau concert...
 A quoi une fillette ajoute :
 — Quand on montait l'escalier et qu'on voyait toutes ces lumières, j'ai cru qu'on montait au paradis...
 Après la salle des fiches, la visite médicale. On retient les malades, les épuisés, on en retient même quelques-uns pour toujours puisque trois cents «évacués» dorment au cimetière d'Evian. Puis le vestiaire où s'entassent layettes, vêtements, souliers, chapeaux. Puis un contrôle discret des « fiches de fortune » : une femme et ses sept enfants se présentent avec soixante centimes. Un homme, un bébé de deux mois dans les bras, trois autres enfants de deux à sept ans autour de lui, déclare un franc cinquante.
 — Vous avez une maison ?
 — Brûlée !
 — Et... (on hésite) votre femme ?
 — Morte le lendemain du jour qu'on a été chassés de chez nous.
 — Et qu'allez-vous faire ?
 — Travailler... Il faut bien élever ça...
 « Ça », c'est les quatre gosses, c'est le bébé aux longs cils baisses sur un teint de cire.
 L'homme écrase une larme.
 — Personne ne saura jamais ce qu'on a vécu là-bas...
 Très digne, il prend ce qu'on lui offre.
 — Merci !... Je suis menuisier... Ça fera pour les outils.
 Groupe par groupe, on conduit les « évacués » dans les hôtels. La paix descend sur ces souffrances. A minuit, tout dort dans la petite ville.

 

*
*       *

 

 Au matin, un peu reposés, avant de partir pour le centre ou le midi de la France, gosses, mamans et vieux arpentent les quais. Quelques-uns ne comprennent pas encore. Ils en ont tant vu !... Sont-ils en Angleterre ?... Peut-être. Ils lèvent les yeux sur les montagnes.
 — Est-ce qu'on peut grimper dessus ?
 — Ouais ! répond une voix cassée.
 Sur un banc, face aux flots bleus, une petite vieille est assise qui porte, épinglée au corsage, une étiquette avec un numéro. Elle est proprette, cette vieille, avec un peu de rose aux pommettes.
 — Dites donc, monsieur, c'est la mer ?
 — Non. C'est un lac.
 — Un lac ?... Que non, c'est trop grand !
 Elle se sent perdue.
 — On nous dit que c'est encore la France, ici...
 — Sans doute.
 — Et Hirson, c'est dans quelle direction ?
 Un bras se tend qui montre un point par delà les eaux.
 La petite vieille se pelotonne.
 — Hé !... mon Dieu !
 Assise sur ce banc, elle ne voit pas ces flots, ces monts, mais bien sa maison, son jardin, les sentiers connus. Que c'est loin ! Et elle répète, secouant sa tête blanche dont le menton branle :
 — Hé !... mon Dieu !...

 

 Pour en savoir plus :

 

 

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